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En discussion avec... Olivera Neskovic
Sandrine Gaulin
September 10, 2025
Je suis arrivée chez Entremise au début du mois de juin 2025, à titre de chargée des communications. Depuis, je ne cesse de découvrir de nouvelles facettes de cet OBNL qui lutte contre la vacance immobilière en accompagnant et en gérant des projets d’immobilier collectif. J’ai eu envie de vous les faire découvrir aussi, en vous partageant des conversations que j’ai eu avec certain·e·s de mes collègues au fil de l’été : la série En discussion avec est née ainsi.  Premier arrêt : Olivera, qui a une vision à la fois lucide et inspirante de la profession d'architecte. Bonne lecture!  – Sandrine


S. Olivera, bonjour. Tu es architecte-patronne chez Entremise, la première firme d’architecture à but non lucratif au Québec. Tu es également responsable du pôle service-conseil, et assure la co-direction générale de l’organisation. Comment t’es-tu retrouvée ici? 
O. Pendant ma maîtrise en architecture, j'ai pris un cours avec Julia Gersovitz. C'était un cours d'introdcution sur le patrimoine. C'était vraiment le premier moment où j'ai réalisé que ça m'intéressait. Ça m'intéressait surtout du côté technique, parce que j'étais vraiment intriguée par la restauration et le fait qu'on valorise tellement les matériaux en patrimoine, comparé à la nouvelle construction. Ce cours m'a amenée à travailler en pratique privée, dans un bureau d’architecture où j'ai passé trois ans à apprendre les principes techniques pour faire de la restauration et de la préservation des bâtiments. Au fil du temps, je me suis spécialisée en maçonnerie. On faisait des projets intéressants, de diverses échelles, mais on se basait toujours sur l’idée peut-être plus traditionnelle de préserver des bâtiments en patrimoine, de les restaurer dans leur esprit d’origine. Le futur de ces bâtiments n’a jamais été très clair pour moi. 

J’ai donc cherché un endroit où je pouvais continuer à travailler en patrimoine, mais dans une visée plus innovante, axée vers le futur. C’est comme ça que je suis tombée sur Entremise : c’était le seul endroit qui semblait faire les choses réellement différemment des bureaux d’architecture habituels. Je sentais que je pouvais y apprendre quelque chose de nouveau, et apporter en retour mon expertise.

En parallèle, j'avais envie aussi de prendre plus de responsabilités. Dans les bureaux d’architecture classique, ce genre d’avancement prend beaucoup de temps parce qu’il s’inscrit dans une structure hiérarchique. Certains freins limitaient mon avancement :  on regardait mon nombre d’années de pratique sans nécessairement considérer l’expertise que j’avais, ainsi que ma motivation. Dans un bureau d’architecture traditionnel, il faut suivre la hiérarchie et les procédures, constamment négocier son salaire en fonction d’impératifs de profits. C’est d’ailleurs une autre raison pour laquelle j’étais enthousiaste à l’idée de travailler pour une OBNL, où ce n’est pas le profit qui nous intéresse, mais bien la manière dont on peut réinvestir nos fonds dans l’organisme et nos projets.

C’est ainsi que je suis devenue architecte-patronne chez Entremise. Est-ce que c'est beaucoup de responsabilités? Oui. Est-ce que ça me fait peur parfois? Un peu, oui. Mais en même temps, je pense qu'en tant qu'architecte, il faut apprendre à assumer ses responsabilités et les risques qui y sont associés. C’est notre devoir de vouloir faire avancer les choses, surtout dans les bâtiments vacants. Quelqu’un doit en assumer la responsabilité. C’est dans cette optique que j’occupe mon poste. Mais j’ai aussi une équipe qui me soutient là-dedans. Je ne suis pas seule, et affronter ces défis ensemble est extrêmement intéressant.
S. L'innovation que tu cherchais en patrimoine, tu la vois aussi dans ton rôle en tant qu'architecte. Évidemment, si tu restes dans le statu quo de la profession, il n'y aura pas d'avancée, peu importe, parce que l'architecte ne voudra pas engager sa responsabilité en prenant des risques.

O. C'est ça. Il y a souvent un peu de déresponsabilisation dans les structures hiérarchiques traditionnelles, parce qu'il y a toujours quelqu'un au-dessus de toi qui va signer les documents à ta place, et prendre en charge les erreurs éventuelles. Un peu par déformation professionnelle et pour éviter les poursuites, les architectes ont d’ailleurs beaucoup de mal à admettre leurs erreurs. Mais en même temps, développer le réflexe d’éviter de prendre le blâme, ça déresponsabilise les gens. 
S. Il y a un changement de paradigme à encourager. 

O. Certainement. On pourrait en parler tellement longtemps! (Rires)
S. Au-delà du rôle de l’architecte, tu as été amené à travailler avec des bâtiments patrimoniaux de diverses manières dans ta carrière. Quels sont les principaux défis auxquels tu te confrontes régulièrement? 

O. Travailler en pratique privée ou chez Entremise, c’est quand même vraiment différent. Les plus gros défis que j'ai rencontré en agence d’architecture se trouvaient sur le terrain, car les projets étaient en construction. Des problématiques jusqu’alors méconnues apparaissaient, et nous forçaient à constamment nous réajuster. Les savoirs-faires pour restaurer un bâtiment patrimonial ne sont pas toujours connus de la main d'œuvre, alors il faut également guider beaucoup les équipes en chantier. Enfin, même en terme de vision, il n’y avait pas souvent de consensus: certaines personnes avaient des approches beaucoup plus agressives ou invasives de d’autres, avec les avantages et les inconvénients que ça entraîne.

Avec Entremise, les défis se situent surtout auprès des client·e·s, qui n’ont généralement peu ou pas d’expérience dans le domaine de la construction ou de l’architecture. Il y a donc beaucoup d’éducation et de sensibilisation à faire en début de projet, mais aussi tout au long de son développement, pour leur expliquer les différentes étapes, la nature de nos services, leur raison d’être et leur valeur ajoutée, etc. Il y a aussi toute la question de comprendre comment les usages et les visions des projets s'intègrent dans un bâtiment existant, surtout en regard de ce qui est possible avec le Code national du bâtiment (CNB). 

S. Entremise est aussi la première firme d'architecture à but non lucratif au Québec. Concrètement, qu'est-ce que ça veut dire? 

O. Que ça nous complique beaucoup les choses! (rires)

Mais surtout, je pense que ça nous met dans une position où on est un peu plus accessibles. Nos expertises à l’interne sont mises sur un pied d’égalité lorsqu’on présente nos services. C’est un concept qui me semble super intéressant, et rare : les bureaux d’architectes fonctionnent plus souvent en vase clos. Nos client·e·s peuvent ainsi nous poser plein de questions sur la gestion d’un bâtiment, sur l'accompagnement, sur leurs structures de gouvernance, le tout en recevant en parallèle nos services en architecture et en apprenant à propos de la construction. 

S. Tu parles d’accessibilité, et d'expertise. Comment arriver à concilier ces deux aspects au sein de l’OBNL? 
O. Tout le monde a le même tarif facturable chez nous. Ça aide à créer plus d'égalité à l'interne, et ça responsabilise tous les membres à prendre chaque projet avec sérieux et à y contribuer à la hauteur de ses capacités. Il n’y a pas d’équipe “élite” ou de second-ordre chez nous. Tout le monde possède des expertises complémentaires et importantes qu’on déploie en fonction des besoins de chaque projet. 

Mais faire appel à des expertises professionnelles, ça a un coût. C’est normal. Oui, on est un OBNL, mais ça ne veut pas dire qu’on peut se permettre d’offrir tous nos services gratuitement. On peut offrir plein d'outils qu'on a produits grâce à des subventions, qu'on partage évidemment librement, comme notre Boîte à outils en immobilier collectif. Mais quand on offre des services professionnels et qu’on passe un temps considérable sur des projets de client·e·s, on n’a pas le choix de facturer ces heures à un taux raisonnable. Ça me semble très logique. 

S. En tant qu’architecte, tu appartiens à un ordre professionnel régi par un code de déontologie et des obligations. En parallèle, la pratique d’Entremise se sert de l’occupation transitoire pour faire vivre des bâtiments vacants ou sous-utilisés, avant que les travaux de mise au norme des bâtiments ne soient complétés. C’est complexe à naviguer en termes de responsabilités, je présume. 
O. J’avoue que c'est la chose qui est la plus difficile à naviguer pour moi en ce moment. Dans mes expériences professionnelles précédentes, je travaillais dans des bureaux exclusivement d’architectes, alors c’était très clair où était la limite de responsabilité de tout le monde. Chez Entremise, mon rôle n’est pas que celui d’une architecte. J’ai aussi à éclaircir ou à clarifier quelles sont les limites de notre bureau d'architecture. Pour ça, on a eu beaucoup de discussions internes, ainsi que des conversations avec les membres de notre CA, des anciens collègues avec plus d’expérience que moi. Nous demandons aussi  l’avis au Fonds de l’Ordre des Architectes du Québec, au besoin. 

J’essaie de vraiment bien m’outiller pour pouvoir expliquer nos limites et responsabilités. C’est un équilibre à trouver entre notre mission fondée sur une grande agilité à offrir plusieurs services en même temps, et notre évolution qui nous a mené à entreprendre des mandats de plus en plus gros et sérieux. Avec la croissance, il faut quand même standardiser certaines procédures, clarifier et quantifier le travail plus précisément. Plus les mandats sont gros, plus la responsabilité associée est grande aussi. Il faut pouvoir communiquer et vulgariser ces réalités au reste de l’équipe et de nos client·e·s. 
S. Quand on fait la mise aux normes d'un bâtiment, il faut que ça soit fait selon les règles en vigueur actuellement, qui sont essentiellement faites pour les bâtiments neufs. Quelles sont les bonnes pratiques pour mettre aux normes un bâtiment ancien? 
O. Chaque fois qu'on reçoit un projet, on commence toujours à faire une analyse réglementaire de l'existant. On analyse tous les plus gros points — issues, sanitaires, etc. —, puis on s’appuie aussi sur les rapports d’expertise qui existent déjà à propos du bâtiment, comme une évaluation par des ingénieurs en structure, mécanique, électrique, pour pouvoir statuer sur des recommandations à faire aux clients. Il faut aussi expliquer aux clients que si un usage nécessite énormément de changements à faire dans le bâtiment, ce n’est peut-être pas le bon usage. Il faut expliquer que ce sont l'architecture et le bâtiment lui-même qui montrent quels usages sont les plus fonctionnels et compatibles. Par exemple, dans les églises, ça n'a pas beaucoup de sens de faire un gym s'il y a beaucoup de colonnes, parce qu'il faut intervenir d'une façon importante sur la structure existante. En plus, ça change complètement la configuration intérieure et le patrimoine du bâtiment. On ne veut pas intervenir d'une façon agressive dans les bâtiments, on cherche toujours à faire des  interventions sobres.

Mais je ne pense pas non plus que c’est toujours l'intervention minimale qui est la plus adaptée, par exemple si ça limite l'utilisation des espaces à une capacité de 15 personnes ou de 20 personnes. Il faut trouver l’équilibre rapport effort-effet. Mais dans presque tous les bâtiments qu'on voit, il faut faire une mise en norme assez importante, structurelle surtout, puis aussi en mécanique et en électrique. L'architecture, pour vrai, prend parfois la troisième place, parce que oui, il y a certainement des interventions liées à la mise aux normes, mais souvent, s'il n'y a pas d'extension ou d'ajouts à faire, ce n’est pas extrêmement compliqué d'intervenir ou de choisir qu'est-ce qu'il faut faire. Les défis dans le patrimoine, c'est vraiment plus dans des situations comme ajouter des gicleurs dans un bâtiment extrêmement ornementé, avec un plafond de 30 pieds haut!
S. Si tu pouvais changer certaines choses au cadre réglementaire actuel, que ferais-tu?
O. C'est difficile à dire précisément, mais j'aimerais qu'on regarde des cas existants en Europe pour des bâtiments qui sont complètement sécuritaires, mais qui ne respectent pas les règles du Québec. J’aimerais qu’on se questionne sur pourquoi on a mis tellement d'exigences de sécurité par rapport à ce qui se fait ailleurs en patrimoine. Je pense qu'une grosse partie de ça, c'est les assurances. Parce que nos clients veulent que leur bâtiment soit assuré à 100%, ou au maximum. Alors l’architecture devient dépendante des assurances. J’aimerais qu’on se questionne sur notre tolérance au risque. Ça ne veut pas dire, justement, qu’il n’y a pas de risque. Il y en a certainement. Mais il faut savoir faire la part des choses. 
S. En tant qu'architecte patronne, comment vois-tu le développement de l'architecture au sein de Entremise dans les prochaines années? 
O. En ce moment, avec mon background plus technique, j'aimerais pousser ça un peu plus chez Entremise. Car parfois, c'est difficile de statuer sur des choses, de faire des recommandations précises, si on n'a pas ces connaissances très techniques. Mon but, c'est donc de transférer  toutes les connaissances que j'ai eues au reste de mon équipe, puis d'utiliser nos projets de développement immobilier comme un outil pour l'apprentissage en termes de la construction, parce qu'on ne fait pas de projet de construction en ce moment.  Je pense que les client·e·s auront un avantage de nous garder sur un projet plus longtemps, peut-être jusqu'au bout de leur projet, s'ils obtiennent le financement. Parce qu’en ce moment, on fait le travail d’esquisse et de conception préliminaire, on devient extrêmement familiarisé avec le projet. Mais si le projet obtient ensuite du financement, il est passé à un autre bureau d'architecte pour poursuivre l’exécution et la phase de construction. Ça serait intéressant d'aller dans cette direction, de pouvoir se charger de ces étapes aussi. 

S. Olivera, merci pour ton temps. C'était un plaisir d'être En discussion avec toi.